2 Neurones & 1 Camera

Olivier Thereaux

Melbourne

Août. Hémisphère sud.

Melbourne c'est aussi, et surtout, ses "suburbs". À part le braiment sous acide d'un oiseau indubitablement antipodéen, on pourrait facilement se croire n'importe ou dans le nouveau monde. La rue est bien pavée pour les SUV omniprésents, les maisons ont toutes jardin et clôture, et à 3 rond-points de là, il y a l'autoroute au nombre de voies incalculables que l'on aura pris pour se rendre ici depuis l'aéroport. Pas tant "koala et kangourou" que "welcome back to California".

De la table de la cuisine, avec des yeux pour qui le concept de jour et de nuits n'est plus qu'une abstraction, j'observe cette scène de l'hiver austral: les cieux changeants, la pelouse un peu stérile, les chaises en rotin emballées de plastique en attendant le retour des beaux jours.

Ce trajet de 36 heures de la canicule à l'hiver se solde, pour ce premier jour, d'un dépaysement moqueur.

Quelques jours plus tard, passé le seuil de décompression suburbain, la vie se re-centre à Prahran et les rues se ré-alignent sur les attentes: rangées de maison victoriennes aux exubérantes balustrades de fer forgé, un mélange baroque d'architectures, du plus chichi au plus noirci de décennies de pollution urbaine, et les cafés à faire pleurer un bobo en manque que l'on visite l'un après l'autre comme les temples d'un pèlerinage.

C'est mon second séjour dans la deuxième ville de l'Australie —mais la meilleure, on m'expliquera plusieurs fois sans avoir vraiment à insister. En ancien Montréalais: je comprends. Une deuxième visite, c'est prendre ses repères, retenir les noms —Collingwood, Carlton, Richmond. Obtenir par le biais du sport les grilles de lecture: c'est la fin de saison du "footie": quoi de mieux pour comprendre l'histoire et la structure de la ville par l'analyse des vieilles rancunes.

La topologie de la ville se révèle et se tisse par les expériences du ventre. L'espace démarre à Degraves ou South Melbourne market pour le petit déjeuner, dérive aléatoirement mais inéluctablement vers un Char Kwai Teow à Hardware Lane, et se replie sur soi-même pour finir dans les bars mal cachés et les dealers de gelato que la température ambiante ne saurait nous faire bouder.

Les distances se mesurent en cafés, de flat white en long black, la mémoire du cœur et du ventre inexorablement enchevêtrées, le tout accompagné d'une bande originale qui semble avoir joué en boucle pour 20 ou 30 ans; alors on fredonne du George Michael (époque Wham!) entre deux gouttes de pluie pour aguicher le soleil d'hiver.

Les Melbourniens, bons disciples d'Henry Ford, s'habillent en hiver de toutes les couleurs, tant que ces couleurs sont noires. A défaut: monochromatiques. La population n'est, elle, au contraire pas monotone pour un sou, comme il se doit pour un carrefour de peuples et de cultures, un lieu de conquête et d'exploration.

Cette ville a quarante mille ans d'âme, un corps nourri deux siècles d'explosion nourrie d'or et d'espoir. Un lieu qui se sait lieu, façonné par les millions de rêves de ses immigrants, d'Europe d'abord (grecs et italiens surtout, même si je soupçonne un contingent français plus qu'un peu poussé dans les bras de l'Australie par les récentes déraisons britannique et américaine); et d'Asie, principalement du sud-est pour raisons pratiquement géographiques, même si quelques rencontres fortuites me donneront à penser que plus d'un Japonais se sera trouvé une affinité naturelle dans cette ville de bouffe et de culture, dans ces dédales d'asphalte.

La lumière hivernale efface entièrement les ombres des rues de Melbourne. La ville semble se venger en un explosion de textures: un mesclun architectural, réussissant ce qui dans bien des grandes villes échoue misérablement. Un centre ville aux gratte-ciels aussi imposants qu'éclectiques, à la base desquels s'enlace une dentelle d'allées et d'arcades du plus rococo au plus dépouillé, des murs bruts aux collages et graffiti omniprésents, les entrées de services et les ordures des restaurants.

Melbourne est une ville dans la ville dans la ville.

De l'agglomération pavillonnaire au Central Business District, des avenues bien carrées aux allées labyrinthique, ce sont trois mondes distincts dont l'interface est si subtile qu'il serait aisé de visiter ou de vivre dans l'un sans vraiment jamais noter l'existence de l'autre. Par quelque miracle, ce voyage m'en aura donné le trousseau maître.

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